jeudi, mars 20, 2008

To be or “Note 2 be”…

Ajoutés à par AyOuB |
En nommant « Note 2 be » son site de notation anonyme de professeurs par leurs élèves - ou par toute personne désireuse de déclarer de façon chiffrée son amour ou son désamour pour un enseignant, ou n’importe qui d’ailleurs- le désormais célèbre Stéphane Cola, jeune et très brillant entrepreneur affilié à l’UMP, n’avait sans doute pas conscience de formuler, en un trait cinglant et parfaitement net, les deux injonctions majeures du surmoi capitaliste aux âmes inquiètes qui hantent ce monde globalisé, considéré, essentiellement, comme un grand marché peuplé de marchandises.
On peut en effet entendre dans cette formule qui a la dimension glamour et hightech des expressions anglaises et du langage SMS, les deux versants d’une même position assignée au sujet idéal du monde réduit à sa dimension d’objet ; « Note pour être » et « Ne pas être ». Mais avant d’en venir à ces deux suprêmes injonctions surmoïques et à leur combinaison piégeante, faisons un petit tour d’horizon de la question que pose la démarche purement idéologique de Stéphane Cola à ceux qui croient encore que le chemin de l’humanisation de l’homme est celui de sa subjectivité, et que c’est là une des missions de l’école.
Ce monde de plus en plus abstrait peuplé d’objets fétiches qui s’échangent en fonction de la valeur mystérieuse qu’on leur attribue, appelle toute présence en son sein à devenir une chose dans ce qu’on appelle un processus de réification. L’être humain, dans ce monde-marché où on lui répète qu’il doit « savoir se vendre », devient lui-même, de façon abstraite (mais avec des conséquences concrètes), un objet ayant pour mission métaphysique d’augmenter sa valeur (que d’autres sont habilités à lui donner sous forme d’une note) afin de pouvoir devenir un puissant fétiche aux yeux du marché (la demande agit sur les hommes comme une sorte de Karaba la sorcière, les réduisant à l’état d’objets dociles voués à plaire, cf Kirikou et la sorcière), et transformer à son tour les autres en objets à gérer, en objet dont jouir, en objets fonctionnels.
Marché des matières premières, marchés financiers, marchés agroalimentaires, marchés du travail, marché de l’art, marché de l’industrie culturelle et maintenant marché des services où ne figurent pas encore, en France, les parts non rentables de la civilisation (culture d’avant garde, enseignement et recherche), sont autant d’espaces d’interaction qui n’appellent que des objets auxquels « on » a donné une valeur, objets susceptibles d’être échangés pour enrichir ceux qui les possèdent au détriment, généralement, de ceux qui les produisent et s’endettent pour les acheter.Ainsi, l’enseignement, qui est, en France, encore protégé des règles marchandes par la part importante qu’y joue l’Etat, que ce soit dans le public ou dans le privé, échappait jusqu’à maintenant, jusqu’à ce régime libérateur des forces vives de la réification, au processus de déshumanisation ; la connaissance et le professeur avaient encore, au moins dans le discours général, dans les conversations « comme il faut », un caractère sacré et laïque, une dimension transcendante qui permettait d’établir une passerelle entre le monde de la réalité économique et de l’imaginaire publicitaire où nous vivons tous et le monde des connaissances, des livres, des idées, des raisonnements subjectifs qui aident à vivre et à penser librement.D’une certaine manière, et aussi choquant que cela puisse paraître en ces temps de haine des fonctionnaires, le fonctionnariat des enseignants, la « solidité » de leurs contrats de travail et de leur statut, assurait à leur rôle une autorité et une pérennité qui garantissait leur liberté et leur indépendance, leur permettant de développer leur art dans la durée, dans une perspective éthique, extérieure aux « valeurs » du monde marchand, sans subir la pression d’une clientèle d’élèves et de parents essentiellement préoccupés de l’orientation économique du système éducatif, du rendement des professeurs et de la façon dont l’école préparerait les jeunes au marché du travail, seul (ou tout au moins principal) territoire où ils seraient amenés à se manifester après leur cursus scolaire. Il ne s’agit pas de dire ici que les professeurs doivent échapper à tout contrôle, au contraire, mais il s’agit de dire que ce contrôle doit être lui-même contrôlé par des instances extra-économiques, éthiques, et qu’il ne peut être exercé par ceux qu’on appelle maintenant les usagers, sous peine de voir se dissoudre dans le consumérisme la notion même de savoir et de culture. J’entends par culture la dynamique interne, la pulsion d’investigation, la libido sciendi, la volonté de savoir qui pousse les sujets à chercher, à comparer, à relier et à interpréter les signes qu’ils rencontrent à travers les grandes et petites productions symboliques et scientifiques de l’être humain. Comment peut-on considérer que le professeur est un simple fournisseur, un producteur, voire un guichetier du savoir qui devrait être « évalué » en fonction de la satisfaction immédiate qu’il procure à ses « clients » quand sa mission pour le bien commun est de mettre en mouvement ou d’entretenir chez ses élèves cette aptitude à se cultiver dans le but de créer plus tard des moments de vie humaine constructive, que ce soit en devenant plombier, peintre ou ingénieur ?
Si l’on considère le professeur comme un producteur qu’on peut évaluer sur sa capacité à satisfaire une demande, ou à satisfaire à des critères relationnels comme un commerçant qui tiendrait boutique au coin de la rue, alors on considère que l’élève est un client, un usager du service d’éducation, et la composante civique disparaît de l’enseignement. Ainsi, ce ne serait pas pour l’intérêt général qu’élèves et professeurs sont réunis dans les lycées ni pour préparer l’avenir du pays à travers la formation de ses citoyens, mais pour donner aux élèves (et à leurs parents) le réconfort de se sentir bien “usinés” pour la compétition générale, pour la guerre économique, pour la grande bataille du marché du travail...


Ce qu’il y a de pervers dans cette idée prise à l’étranger (forcément plus en avance que nous !) par le jeune et pétillant Stéphane Coquin-Cola, de faire noter les professeurs par leurs élèves, c’est qu’on fait croire à ces derniers qu’ils vont prendre le pouvoir et éventuellement se venger du fait que le système éducatif leur semble les réduire au statut d’objet à adapter au marché (ce qui est encore faux mais pour combien de temps ?), alors qu’au fond, c’est cet utilitarisme qu’ils défendent, cette démarche les amenant à cautionner l’évaluation en soi et les soumettant encore plus, en les impliquant personnellement, à l’illusion fétichiste de la note, en dévoilant cette « vérité », jusque là refoulée, que tout le monde désire noter les autres, et donc qu’au fond tout le monde désire être (bien) noté. Notez vos profs revient à dire Apprenez à aimer l’évaluation et à accepter son illusion.Dans cette perspective perverse, le nom que l’ex-colistier UMP de Lellouche a donné à son pilori numérique pouvait s’entendre comme deux injonctions complémentaires ; « Note pour être », c’est-à-dire ; deviens celui qui donne de la valeur aux autres en les considérant comme des objets … et « Ne pas être » de la formule d’Hamlet « to be or not to be », c’est-à-dire, concernant le jeune à former pour ce monde d’objets où il doit accepter de devenir un objet à son tour, dans le même temps, accepte d’être toi aussi un objet pour les autres, c’est à dire accepte de ne pas être puisque tu refuses aux autres cette possibilité au nom de ton propre plaisir.C’est dans l’association de ces deux mots d’ordre apparemment contradictoires (sois et accepte de ne pas être ) que se tient le piège tendu par cette vision du monde pour laquelle on ne doit trouver, dans ce monde, que des objets à s’échanger… entre grands sujets dominants.Le piège agit en deux temps :
-D’un côté une séduction irrésistible ; « note pour être », « Prends le pouvoir, note tes profs ! », disait Stéphane Cola dans les premiers jours de son site, avant de supprimer la première partie de son slogan. Sois le grand sujet, le seul sujet, fais du reste du monde un champ d’objets pour toi, sois celui qui accorde une valeur aux autres ou les en prive. De ce point de vue, il apparaît qu’il n’y a dans cette vision darwinienne de la vie sociale pas d’autre possibilité d’être un sujet que de réduire les autres à l’état d’objet pour soi-même, le sujet n’existant que parce qu’il a un objet en vis-à-vis, le sujet n’existant que parce qu’il s’est donné un objet qui le désigne comme sujet. On peut peut-être en voir une conséquence dans les difficultés que rencontrent de nombreux jeunes cadres dynamiques hyperproductifs et parfaitement adaptés au système d’évaluation généralisé, dans leurs relations amicales et amoureuses. Incapables de s’adresser à d’autres sujets, persuadés qu’ils sont les seuls sujets tout en acceptant les règles du jeu et en se laissant devenir objets, de temps en temps, pour se faire évaluer et lors de moments de défoulement de type masochiste, ils ne peuvent envisager de relation durable et équilibrée avec l’autre sans se sentir menacés dans leur toute puissance. Et ils mettent un point d’honneur à ne pas céder. En dehors d’une confraternité sexuelle avec leurs semblables acceptant les règles de ce jeu, ils ne peuvent faire des rencontres, ils ne peuvent lâcher leur position de sujet tout puissant et s’avancer sur la voie étroite qui mène à voir en l’autre un sujet au même titre que soi, c’est-à-dire à reconnaître sa propre banalité et à oublier la question narcissique et angoissante de sa propre valeur. Je ne vaux rien ! se disent-ils quand ils se perçoivent à travers le regard des autres, et ils tournent en rond dans leur vie de Bridget Jones, obsédés par l’autre, par l’objet « conjoint », et incapables de le rencontrer où il est, dans sa subjectivité et dans son altérité radicale.Ainsi, selon cette voie royale de la réussite personnelle dans le monde-marché actuel, accéder pleinement à soi-même c’est avoir le pouvoir de noter et de réduire la subjectivité des autres, la soumettre à son droit de regard, afin de se retrouver dans une relation sujet-objet sur le modèle dominant-dominé.
-D’un autre côté le « Ne pas être » s’adresse au même sujet, c’est la deuxième trappe du piège, c’est celle dans laquelle tombent les élèves qui notent leurs enseignants, les téléspectateurs qui notent et éliminent leurs semblables à la télévision… Tu as joué dans ce jeu, tu es donc consentant, tu ne peux plus contester le principe de ce jeu. Si tu as joui de ta position de sujet tout puissant, il faut accepter la réciproque, si tu as réduit l’autre à ton désir, de façon perverse ou non, si tu as joui de lui et l’a jeté ensuite, si tu l’as exclu, accepte qu’on en fasse autant de toi. Si tu notes parce que tu es noté, si tu renvoies parce que tu as été renvoyé, si tu trompes parce qu’on t’a trompé, alors tu légitimes l’atteinte que l’on t’a faite en te traitant en objet, tu ne la contestes pas, tu ne la condamnes pas, tu y consens, assume ton sadisme, supporte les coups bas et surtout, n’existe pas ! It’s a free world ! Les opprimés ne peuvent s’en tirer qu’en devenant oppresseurs, en assumant leur désir de puissance narcissique et en abdiquant leur subjectivité ; en s’identifiant à l’agresseur ; la seule révolte possible c’est l’adhésion…Obtenir le consentement des acteurs dans le processus de leur propre réduction à l’état d’objet en les impliquant dans un acte pervers, c’est la finalité subtile du piège idéologique véhiculé aussi bien par les jeux de télé-réalité interactifs que par le site « Note to be » et la descendance qu’il ne manquera pas d’avoir. D’autant plus subtile dans le cas du site de Stéphane Cola, que l’évaluation, la docimologie et un rapport récent l’ont bien montré, est une convention très imparfaite et qu’elle constitue en soi un objet contestable parce qu’aléatoire et trop… subjectif si des garde-fous et une harmonisation de ne sont mis en œuvre ; il aurait sûrement été plus libératoire et plus structurant pour les élèves de contester frontalement l’évaluation, la note, de vouloir réduire son importance dans l’accès aux études supérieures, plutôt que d’être perversement amenés à consentir jusqu’à l’absurde, au système de l’évaluation universelle, c’est à-dire à l’illusion de donner de la valeur aux autres. Car il s’agit bien d’une duperie grossière; le site fonctionnait sans aucune vérification, sans crédibilité, l’évaluation était anonyme et les noms des enseignants pouvaient tout à fait être inventés ou déformés; n’importe qui pouvait citer n’importe qui sur le site, ce qui comptait, bien au-delà de cette mascarade, c’était le soubassement idéologique implicite, les sous-entendus sur lesquels il s’appuyait, les interviews de Stéphane Cola où il pouvait dire à loisir que les professeurs sont trop protégés, corporatistes, irresponsables, privilégiés, peu fair play… et encourageant les élèves à se prendre pour leurs esclaves révoltés.Ce qui compte surtout c’est qu’on apprend à l’élève à s’identifier à sa moyenne, à croire en sa note en même temps qu’on lui propose de croire en la note qu’il donne à ses copines ou à ses professeurs, ce qu’il fait honnêtement, faisant preuve alors d’une grande docilité envers cette idéologie qui le piège. Et comme chacun pense que chacun note les autres, (c’est un argument phare des tenants du site, « Tout le monde est évalué sans arrêt, il ne faut pas en avoir peur, c’est la loi du marché ! la règle du jeu ») chacun croit ainsi que c’est l’autre qui est l’objet si bien que finalement, pour le marché, chacun est un objet pour chacun.Il n’y a donc alors que l’illusion d’une subjectivité, un faux sujet, d’une part parce que c’est l’objet qui prime et qui désigne le sujet qui est à son origine et d’autre part parce que chaque faux sujet est l’objet des autres...

Le moment où un individu ouvre ses yeux de vrai sujet sur sa vie d’objet, à la faveur d’une maladie grave, d’un clash intime, d’un pot de départ bouclé en un quart d’heure, est souvent l’occasion d’une salvatrice crise existentielle qui peut l’amener à se reconstruire en dehors de ce marché de dupes, de cette relation aux autres sur le modèle sujet-objet, en restaurant sa véritable subjectivité dans la découverte de celle de l’autre. A la différence des faux sujets qui ne font naître que des objets, les vrais sujets donnent naissance à des sujets. C’est alors qu’une relation sujet-sujet s’établit en lieu et place de la relation précédente, et que ce faisant, le monde s’humanise…Mais que le monde s’humanise, c’est le grand danger que redoute cette armée de faux sujets, à laquelle appartient notre ami Stéphane Cola, qui a porté au sommet de l’Etat français le Faux Sujet Absolu, l’archétype du jeune cadre hyperactif qui se fuit dans l’action, plein de l’illusion de gérer son monde d’objets, un manipulateur de première qui exhibe ses objets. Celui qui a fait de l’évaluation, du résultat, des quotas, de la valeur chiffrée, l’alpha et l’oméga de son action politique est la crête de cette vague idéologique qui veut faire de nous des objets quantifiables, déplaçables et surtout interchangeables, vague qui déferle sur nous par la droite et aussi par la gauche et face à laquelle nous avons à mener, contre toute idéologie, ce que Slavoj Zizek nomme le « combat du sujet » qui est probablement l’enjeu politique du XXI ème siècle.

0 commentaires

Faire un commentaire

top